De tout temps, cet itinéraire Paris-Istanbul fut celui des échanges et des confrontations : tour à tour chemin de développement du christianisme, extrémité de la Route de la soie, voie des invasions, et, en sens inverse, chemin des croisades, premier segment de l’itinéraire de Chateaubriand vers Jérusalem, puis du voyage pédagogique du « Grand Tour » obligatoire pour la jeunesse aristocratique européenne.
Démarré en 1883, le service de ce train de luxe exploite cette fascination de la Corne d’or et survole les aléas de l’histoire, le service ne s’interrompant qu’en temps de guerre. Ainsi reprend-il en 1945, pour redevenir quotidien en 1947. Les tracasseries du Rideau de fer et le développement de l’avion auront raison de lui en 1977. Evidemment, les artistes, eux, ne voyagèrent pas au milieu des meubles de Prou et des panneaux de verre de Lalique. Non, s’ils vinrent de ces régions, pour constituer la deuxième Ecole de Paris, c’est portés par un tout autre élan que celui du luxe et des plaisirs :
« Certains arrivaient parce qu’ils étaient juifs et qu’on ne voulait pas de juifs chez eux. Mais d’autres sans aucune raison de force majeure comme celle-là, et seulement parce que, naguère, Van Gogh avait eu besoin de la lumière de la France et parce que les plus surprenantes inventions de l’art, […] s’étaient produites en France. » (Jean Cassou, Une vie pour la liberté, 1981).
Ces mots décrivent la vague de la première Ecole de Paris. Concernant l’après-Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, on aurait pu écrire : « Certains arrivaient parce qu’ils n’étaient pas communistes, etc.. » Et les mots concernant l’attraction de Paris sur les artistes d’alors restent valables. 1945-1977 : telle est la période qui recouvre celle de la deuxième Ecole de Paris, et qui cadre les dates des œuvres que la galerie expose, dues à des artistes provenant des diverses étapes où s’arrêta, au gré de ses modifications d’itinéraires, l’Orient Express : Vienne, Budapest, Bucarest, Sofia, et finalement, Istanbul. Cette exposition veut rendre hommage à quelques-uns d’entre eux.
Gros plan sur quatre artistes turcs
Abidin Dino (1913–1993)
Aux côtés de Fikret Moualla et plus tard Dogançay, fondateur du « Group D » qui ouvre l’ère de la peinture moderne en Turquie. Scénographe dans plusieurs studios de cinéma, réalise le film «Miners» à Moscou, Kiev et Odessa. A Paris, de 1937 à 1939, rencontre Gertrude Stein, Tristan Tzara et Picasso. En 1941, sous la loi martiale, exilé au sud-est de l'Anatolie. Revient en 1953 à Paris, où la maison des Dino devient le rendez-vous de nombreux artistes et écrivains célèbres. Le couple s'installe dans le studio du dernier étage de l'appartement de Max Ernst, sur le quai Saint-Michel.
Selim Turan (1915- 1994)
Elève de l’académie des beaux-arts d’Istanbul, y apprend la leçon des arts décoratifs turcs et de la calligraphie. Diplômé en 1941, reçoit le premier prix de peinture d’Ankara. Proche d’Abidin Dino, participe aux voyages de celui-ci en Union Soviétique à partir de 1941 dans les « Maisons du Peuple », et y est primé. En 1947, à la faveur d’une bourse du gouvernement français, s’établit à Paris. Pratique une non-figuration poétique à base d’une gamme sobre de bruns et de gris. Participe au salon des Réalités nouvelles, au salon de Mai et Comparaisons. Enseigne aux académies Ranson et Goetz, produit des sculptures en marbres et des mobiles. Dans les années 50, expositions personnelles chez Iris Clert ou Claude Bernard.
Orhon Mubin (1924-1981)
Arrive à Paris en 1947 pour suivre des études de sciences politiques à la Sorbonne, découvre le bouillonnement culturel de l'après-guerre, suit des cours de dessins, rencontre des artistes comme Poliakoff, Messagier, Atlan... Participe avec certains d'entre eux au Salon des réalités nouvelles et à celui de Mai. Ses recherches le rapprochent du mouvement de l'art informel et de l'abstraction lyrique. En 1956, première exposition personnelle à la Galerie Iris Clert, suivie d'expositions internationales (Europe, Turquie, Etats-Unis, Brésil...). Entre 1964 et 1973, rentre en Turquie avant de s'installer définitivement à Paris où il meurt en 1981.
Erdal Alantar (1932–2014)
Citoyen du Bosphore, grand nageur et mélomane (il peint en écoutant de la musqieu classique à plein volume), Alantar « aime tellement la peinture que lorsqu’il transpire, il a l’impression que sa sueur est en couleur ». Arrive en 1958 en France, la « source » de l’art abstrait de son époque. Dans les années 60, travaille en usine chez un sous-traitant de Renault et en conserve un fort engagement auprès des ouvriers. Sa peinture témoigne d’une double culture : au travers de l’abstraction gestuelle bien française d’après-guerre filtre l’héritage de la calligraphie ottomane, magnifié par l’attirance de l’artiste pour l’élément liquide.
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