Le concept de feu sous les cendres proposé par le commissaire de l’exposition, Jan Krugier, est une forme de repère dans la succession des ruptures qui ont marqué le développement de l’art moderne. C’est lors d’une visite à Marc Rothko qu’il entendit pour la première fois le peintre américain évoquer l’idée qu’il existait comme une filiation entre certaines oeuvres, susceptibles d’embraser à elles seules le champ de la peinture. Seuls des artistes capables d’impliquer leur vie dans leur art possédaient cette lueur recouverte par la cendre du temps.
Un art du cri et de la déconstruction.
Avec Picasso, Francis Bacon, Germaine Richier, on est en présence d’un art du cri, où déformer permet de mieux exprimer une vérité inaccessible. Francis Bacon affirmera : J’ai voulu peindre le cri plus que l’horreur. Dès lors plusieurs directions sont offertes au spectateur. Les voies de l’abstraction, avec la peinture de Geneviève Asse et la sculpture de Chillida. Le parcours initiatique de Torrès Garcia qui suivra un étrange cheminement, de l’art grec à Mondrian, et qui ouvre une seconde catégorie, la tabula rasa, table rase de toutes formes de cultures. Ce nouveau destin de l’art moderne s’incarne dans l’art brut. Dubuffet, Chaissac créent une vision nouvelle qui ne doit plus rien au primitivisme dont Picasso avait extrait les formes et les idées de la modernité. Parallèlement, on assiste avec Louis Soutter à l’irruption de l’inconscient et de sa traduction plastique. Le feu sous les cendres quitte l’expressionnisme pour s’ancrer dans le silence. L’intériorité de Giacometti, la peinture de Chirico.
La question de l’être
Jan Krugier cherche parmi les jeunes artistes contemporains une nouvelle génération de peintres qui réifient cette question que lui-même désigne comme la question de l’être. Le to be or not to be de la littérature devient l’enjeu de la peinture. Rolf Iseli, Michel Haas, François Rouan, Irving Petlin sont les héritiers directs de ces magiciens du feu. Jackson Pollock affirmait que l’une des caractéristiques de l’école de New York était de créer en état de transe. Le dripping était une forme de danse où l’artiste vivait physiquement sa peinture. Ces peintres du feu sous les cendres transmettent un message originel sur un mode hallucinatoire. Jean-Michel Basquiat se consuma au fur et à mesure qu’il avançait dans son oeuvre, mêlant peinture et destin, devenant une figure rimbaldienne de la scène new-yorkaise.
Illustration : SOUTTER, Louis (1871-1942)Tête du Christ couronné, 1939 Huile sur papier portée au pinceau et au doigt, 43,8 x 57,3 cm Galerie Jan Krugier, Ditesheim & Cie, Genève
Des chamans de l’art moderne
Zoran Music appartenait à ce choix d’artistes qui ont vécu dans leur chair la cruauté des hommes. Lui aussi avait mis sa vie dans la balance avant de trouver par la peinture une réponse aux images qui le hantaient. Sans Dachau, - rappellait-t-il - je n’aurais fait que de la simple illustration. Après Dachau, je devais aller au fond des choses. Son oeuvre confirme la filiation mystérieuse entre tous ces artistes qui ont créé une expression dégagée de toutes contraintes de styles. La beauté en peinture n’est plus tenue de respecter la conception platonicienne du beau qui devient le bien et exprime le vrai. Il n’y a désormais que la nécessité qui oriente l’art de notre temps vers son destin. Cette nécessité de questionner nos sociétés ou l’énigme de la nature humaine restera toujours l’objet de l’art. Le présent que nous désignons comme contemporain reste, malgré quatre millénaires de civilisation, une terra incognita. Les peintres sont des sortes de chamans sans cesse contraints de réinventer l’art pour exprimer la métamorphose qui s’opère sous nos yeux.
PUBLICATION
Catalogue de l’exposition. Préface de Dina Vierny, introduction de Bertrand Lorquin, entretiens avec Jan Krugier. Avec la reproduction de toutes les œuvres exposées, 164 pages. Coédition éditions Gallimard / musée Maillol : 35 € TTC
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