Croquenots défraîchis épinglés au mur, alignement de pingouins de carnaval, portraits judiciaires tronqués, animaux humanisés, il existe dans les collections du musée Nicéphore Niépce des photographies qui ne cessent d’interroger l’entendement. Parce que nous ne comprenons plus le sens original de ces images, ces objets étranges pour le sens commun redéfinissent le statut de la photographie et remettent en cause les seules notions d’usage ou d’auteur. L’exposition A l’œil souligne le rôle joué par le musée par sa propension à tout conserver et stocker. L’institution, qui a peur du vide, redonne des significations, renomme, encadre, retire des négatifs et divulgue, sans filet, tous les objets et catégories de la photographie, même les plus inattendus.
Un univers décalé, à la Allais
A la fausse incohérence initiale, au-delà d’un inventaire de l’absurde digne d’Alphonse Allais, certains voient dans ce qui se révèle être une œuvre abondante et majeure de la photographie une poésie immédiate et populaire, un réservoir de formes pour l’art. En écho à cet univers photographique décalé et troublant, l’œuvre d’Alphonse Allais apparaît en filigrane comme le corollaire littéraire de ce monde où semble régner l’absurde. Il est vrai qu’avec Alphonse Allais, on ne sait trop sur quel pied danser : son humour n’est-il pas associé aux qualificatifs de fumiste ou d’incohérent, pour ne rien dire d’hydropathe ou de zutiste ?
Apparition de fantômes
Photographies d’amateurs ou de professionnels (photos de studio, cartes postales), les images présentées ont comme point commun d’avoir perdu, pour la plupart, leur valeur d’usage, leur sens originel. Or une photographie se définit avant tout à travers le temps et l’espace de sa conception. Elle procède tout à la fois d’une intention du preneur de vue, d’une technique et de sa maîtrise, de l’état d’esprit et des projections propres à celui qui la regarde. Que l’un de ces critères ne soit pas renseigné, documenté et éclairci, qu’il soit tombé dans l’oubli ou détourné et l’incompréhension surgit. L’image prend un tour “amusant” ou pour le moins surprenant, toujours étrange, et parfois inquiétant. Parfois, la machine photographique s’est grippée : c’est le mouvement du bébé impossible à prévenir face à l’appareil, le reflet du photographe dans un miroir oublié au moment du cadrage, la pellicule doublement exposée qui laisse apparaître des “fantômes”. Parfois même, le sujet se rebiffe.
La revanche de l’amateur
On peut certes retrouver et recomposer les motivations du “photographe” qui mit en scène un roi et une reine de cœur trônant devant des cartes à jouer, un enfant travesti en pelote de laine, ou encore une enfilade de coffres automobiles. Mais l’efficacité de ces images, - leur usage étant aujourd’hui quasi nul -, se modifie fondamentalement. Quant aux images exécutées par les non professionnels, les non-compétents, que peuvent signifier à nos yeux ces vues “improbables”, “maladroites”, “ratées” d’un recoin de cuisine vide de toute présence humaine, d’un personnage dénudé coiffé d’oreilles métalliques ? Le constat s’avère terrifiant pour les adeptes de l’autonomie de l’icône, l’image est réversible. Elle ne se dévoile que légendée, classée, organisée. Tout le reste n’est que commentaire. L’univers du visible est à l’évidence culturel. L’incongruité de ces images, involontaire ou inconsciente, flirtant souvent avec le non-sens, s’explique ainsi par la dérogation à l’un ou l’autre des principes normatifsqui régissent l’acte photographique.
Illustration : Henry, Pingouins, 1928
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