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EN DIRECT DE LA 55E BIENNALE DE VENISE

Dépêche 2 de nos correspondants Preston Thayer et Marjorie Och

 

La 55e Exposition internationale d'art - la Biennale di Venezia - ouvre cette semaine. Comme par le passé, les œuvres d’art sont regroupées. Il existe de nombreuses représentations nationales (essentiellement situées dans les Giardini Pubblici), et une foule d’événements « collatéraux » saupoudrés dans toute la ville. L'événement principal, celui que la critique ausculte en priorité, est une grande exposition mise en place par un commissaire nommé par le président de la Biennale.

Le commissaire Massimiliano Gioni à l'Arsenal. Photo: Marjorie Och

En 2011, la commissaire Bice Curiger avait emprunté trois Tintoret à l'Accademia pour ancrer la Biennale de Venise de son environnement et pour ouvrir un débat sur les rapports de l'art avec le temps et le lieu. Cette année, le conservateur Massimiliano Gioni ouvre avec les dessins hermétiques du psychanalyste Carl Jung et des dessins de cartes de tarot dus à l’ésotérique Aleister Crowley, signalant l'accent mis dans cette Biennale sur l'intérieur, le caché, l'invisible.


Aleister Crowley, carte de tarot, 1938-1943. Photo: Marjorie Och

Ces ensembles de dessins introduisent également l'utilisation systématique du travail en séries - il y a ici bien plus d’objets que nous ne sommes habitués à en voir dans les expositions d'art contemporain. Gioni organisé son spectacle autour du concept de Palais encyclopédique, et le visiteur se déplace du monde naturel vers l'artificiel, de l'invisible (spirituel, mental) au visible. Comme le titre l'indique, il s'agit d'une exposition de grande envergure, englobant une bonne partie de l'art populaire du XXe siècle et l'art brut, en plus de l'art contemporain dont la Biennale est coutumière.


Peter Fritz, maquettes de maisons, carton, 1950. Photo: Marjorie Och

L'accent mis sur l'art brut suggère un manque de confiance dans l'art contemporain. Où est l'art qui réagit aux crises politiques actuelles, à l’implosion de la zone euro implosion, aux menaces terroristes persistantes ? D’après les choix présentés ici, on pourrait penser que les artistes contemporains ont renoncé à s'engager. On chercherait en vain des réponses à la crise du logement dans les modèles en carton des années 1950 de l’agent d’assurance viennois Peter Fritz.


Shinro Ohtake, Cahier de brouillon # 1-66, techniques mixtes, 1977-2012. Photo : Marjorie Och.

Il y a une ambiance de « cabinet de curiosités » dans la plupart des sélections, et le sentiment que nous sommes dans un musée temporaire plutôt que dans une « Kunsthalle ». Cela s'explique en partie parce que la conception des espaces est beaucoup plus muséale que par le passé : le « cube blanc » que constituent les murs bruts de l'Arsenal est particulièrement éloquent.


Aurélien Froment, L'idée de Camillo, vidéo, 26 '18 ", 2013. Photo : Marjorie Och.

Et la présentation des cahiers de brouillon de Shinro Ohtake dans de grandes vitrines de verre éclairées par la lumière crue de tubes fluo semble délibérément conçue pour évoquer une présentation anachronique d'histoire naturelle. L’ambiance de musée est soulignée par le nombre d'œuvres de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, et par celles qui abordent la question de la mémoire.

L'œuvre la plus forte dans cette veine est L’idée de Camillo d'Aurélien Froment (2013). Froment (né en 1976 à Angers) propose la vidéo d'une experte en mémoire sur la scène du Teatro Olimpico de Vicence. Elle récite un historique des stratégies mnémotechniques, comprenant le Théâtre de la mémoire, une architecture mentale utilisée pour emmagasiner des idées, dans le but d’une récupération ultérieure (sa récitation est évidemment faite de mémoire).

La France est bien représentée ici (ce qui est légitime en tant que lieu de naissance de l'Encyclopédie), des peintures mystiques de l'artiste brut Augustin Lesage (1876-1954) à la vidéo de Laurent Montaron (2011) sur la manière dont la technologie amoindrit notre capacité à visualiser des idées abstraites.

Par moments, l'accent mis sur la dimension encyclopédique se fait au détriment du potentiel critique des œuvres individuelles, mais l'expérience d’une déambulation au milieu de dizaines, voire de centaines d'images enseigne d'autres leçons. Ainsi, l’artiste italienne Linda Fregni Nagler offre avec La Mère cachée près d'un millier de photos trouvées de bébés et de jeunes enfants, dans lesquelles l’image de la mère est présente mais partiellement effacée.


La simple abondance de ces photos (allant des daguerréotypes à des tirages modernes aux sels d’argent) est dérangeante. Comme dans le cas des répétitions obsessionnelles de nombreux artistes bruts, la décision de Nagler d'énumérer « ad nauseam » suggère un courant profond au fond de chacun d'entre nous, notre soumission, en tant que voyeurs, à l'expérience visuelle. La vidéo d’Ed Atkin sur la maison débordant d’art d'André Breton nous rappelle que «l'énergie des images doit être dispersée. »


Le Palais 'encyclopédique débute avec les dessins de Carl Gustav Jung et les photographies de JD 'Okhai Ojeikere cataloguant les coiffures des femmes nigérianes. Il se conclut par un ensemble de tiges en bronze de Walter De Maria. En fin de compte, semble dire Gioni, nous pouvons voyager dans des endroits exotiques et explorer nos pensées les plus intimes, célébrer l'ésotérisme et l'occultisme, mais les vérités éternelles de la mesure et des proportions demeureront. Faits d’un matériau durable et usinés avec une grande précision, les cylindres de De Maria sont disposés sur le plancher de la galerie comme un alignement de colonnes. Gioni ne nous laisse pas à la sortie d'un palais, mais à l'entrée d'un temple grec.

Augustin Lesage, Composition symbolique sur le monde spirituel, 1925. Photo : Marjorie Och.


Linda Fregni Nagler La Mère cachée, 2006-2013, ensemble de 997 daguerréotypes, tirages à l'albumine, instantanés. Détail photo : Marjorie Och.


J. D. 'Okhai Ojeikere, Sans titre, série, vers 1960-2000, détail. Photo : Marjorie Och.


Walter De Maria, tiges en bronze massif. Photo : Marjorie Och


Lions :
Or Tino Sehgal, Royaume-Uni
Argent : Camille Henrot, France
Mentions spéciales : Sharon Hayes (Etats-Unis), Roberto Cuoghi, Italie

Pavillons :
Or Angola
Lituanie / Chypre
Japon (Shinro Ohtake)