| En couverture :
Laboratoire, 1999-2000
Collection Musée des Beaux-Arts
du Canada, Ottawa.
© Thames and Hudson - Lynne Cohen |
Lynne Cohen, ethnologue des contrées domestiquesA l'occasion de la rétrospective que le musée d'Ottawa consacre à la photographe, un ouvrage fait le point sur sa production.
Après un bref passage par la sculpture et l’estampe dans les années soixante, Lynne Cohen s’oriente au cours de la décennie suivante vers la photographie. A l’instar de nombre de ses contemporains, l’artiste est alors séduite par la simplicité du médium. De plus, partageant avec l’art conceptuel la volonté de produire un art dégagé de l’intervention de la main et de toute tradition artistique, Lynne Cohen adopte naturellement la photographie. 120 photographies en noir et blanc et en couleurs, réalisées dans les trente dernières années, retracent sa carrière. Elles nous font entrevoir l’évolution de son travail, fortement nourri, de son aveu même, de l’œuvre d'artistes contemporains, expressionnistes abstraits, pop, minimalistes et conceptuels. L’abondante iconographie est accompagnée d'un essai d’Ann Thomas, conservatrice du fonds photographique au Musée d’Ottawa, et d'un entretien récent avec la photographe.
Depuis ses débuts dans les années 70, Lynne Cohen photographie des intérieurs. L’appropriation par les artistes pop des objets les plus triviaux issus de la sphère quotidienne fascine la jeune étudiante en sculpture. Quand celle-ci redécouvre dans son Michigan ces intérieurs improbables, elle se rappelle de cette investigation du champ du banal par ces aînés. Elle sait reconnaître leur potentialité expressive et leur qualité de ready-made. Par le biais de la photographie, Lynne Cohen va introduire l’imagerie vernaculaire américaine dans le domaine artistique, se plaçant dans la filiation des chantres de la banalité, de Duchamp à Warhol. Les références à ces figures de l’art contemporain sont constantes dans son travail, et certaines de ses images sont des citations explicites de Jasper Johns, Jackson Pollock ou Claes Oldenburg. Les premiers intérieurs sont fort chargés visuellement, mais la lisibilité demeure grâce à la maîtrise compositionnelle de Cohen, et grâce au choix qu'elle effectue d’intérieurs souvent très rangés et ordonnés suivant une disposition symétrique, dont elle sait tirer avantage. Leur invraisemblance se trouve accrue par le traitement imposé par l’artiste : une lumière neutre prive l’image de contraste et, par là même, l’espace de profondeur. Les compositions, tirées au cordeau, témoignent de cette même volonté de neutralité et d’uniformité dans le rendu. La manière est précisionniste, les matériaux quasi-tactiles, palpables.
Toujours absent du champ de l’image, l’homme est pourtant présent, chacun de ces lieux portant de manière plus ou moins explicite, l’empreinte de son passage. A partir des années 80, les formats prennent plus d’ampleur, le noir et blanc laisse place à la couleur, les sujets se déplacent de la sphère des particuliers à celle, encore plus confidentielle, du monde militaire et scientifique. Les images tendent vers une expression minimale. Ces nouveaux intérieurs se distinguent par leur nudité et sont convoqués par Lynne Cohen pour leur parenté formelle avec les sculptures minimalistes. L’œuvre prend, selon les mots de l’artiste, une dimension plus «politique», «moins précieuse et plus menaçante». Mais des intérieurs des années 70 aux laboratoires des années 90, c’est toujours le faux-semblant qu’explore l’artiste, l’apparence fictionnelle de la réalité. Ce parcours artistique nous est présenté avec clarté mais l’on peut regretter qu’Ann Thomas ne se soit pas davantage attachée à tisser des liens avec la photographie contemporaine. Car si l’auteur prend soin de replacer l’œuvre de Lynne Cohen dans la création des années 1960 et 1970, elle n’accorde que peu d’importance à son inscription dans l’évolution du médium photographique et à son utilisation par les artistes au cours des années 1970 et 1980. Il n’est pas inutile de rappeler que lorsque la photographe fait le choix du grand format et de la couleur, elle s’inscrit dans une tendance de ce début des années 80, illustrée notamment par Bustamante. Et si Lynne Cohen réfute toute volonté documentaire, l’esthétique neutre, minimale et la typologie s’imposent là encore comme des traits caractéristiques d’une certaine photographie, portée notamment par les Becher.
| Raphaëlle Stopin 15.02.2002 |
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