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Marché

Enron, l'art au cœur de la tourmente

Avant sa faillite retentissante, la multinationale texane avait l'ambition de créer la plus belle collection d'entreprise sur le sol américain.


Martin Puryear, Bower, 1980, vendu le
15 mai 2001 chez Sotheby's New York
pour 764 750 $. © Sotheby's
Les contrecoups du scandale Enron affectent depuis plusieurs mois les marchés financiers. La société de Houston – fruit de la fusion en 1986 de Houston Natural Gas et d'Inter North d'Omaha - produisait et commercialisait de l’énergie électrique. Elle a été un temps la septième capitalisation boursière mondiale. Sa puissance financière semblait lui autoriser toutes les ambitions, notamment celle d’être un mécène «incontournable». Les dirigeants d’Enron s’étaient récemment fixés pour objectif de constituer la plus belle collection d’entreprise aux Etats-Unis. La tour de bureaux commandée à l’architecte César Pelli devait devenir le nouveau siège du conglomérat avec, en évidence, une installation vidéo de Bill Viola, qui ne verra probablement jamais le jour. Le bâtiment inachevé symbolise le rêve avorté d'Enron.

La mission de bâtir cette collection avait été confiée à Lea Fastow, l’épouse du directeur financier d’Enron, Andrew Fastow, avec l’appui d’un comité d’experts. Ces derniers, parmi lesquels figurait Ned Rifkin, aujourd’hui directeur du Hirschhorn Museum de New York, après avoir été celui de la Menil Collection de Houston, n'auraient pas reçu de rémunération pour leur activité de conseil. Selon «The New York Times», environ 2 millions de dollars auraient déjà été dépensés pour acquérir des sculptures de Claes Oldenburg, Donald Judd ou Martin Puryear et des dizaines de millions de dollars devaient suivre… De Martin Puryear, Enron a acheté Bower (1980) pour 764 750 dollars chez Sotheby’s New York le 15 mai 2001, ce qui constitue un record pour l’artiste. L'œuvre a été exposée à la Menil Collection jusqu’au mois de janvier 2002. Elle vient d’être retirée du hall pour être déposée dans les réserves.

Pratiquant un mélange des genres qui n’a pas été étranger à la déconfiture de l’entreprise, le flamboyant couple Fastow se constituait parallèlement sa propre collection. En font foi deux tableaux, l’un d’Ed Ruscha, l’autre d’Agnes Martin, déposés en prêt à la Menil Collection. Détail curieux, selon les informations que nous avons recueillies auprès du musée, c’est en juin 2001, bien avant la faillite, que les cartels ont été modifiés, l’indication nominative «Fastow» se muant en un anonyme «collection privée». Prudence prémonitoire ? Sandra Gering, la galeriste new-yorkaise qui a vendu certaines œuvres au couple Fastow, nous a opposé des formules vagues. «Je n’ai rien vendu à Enron, mais à certains de ses dirigeants. Il s’agit de gens très corrects, des amis, qui voulaient mettre sur pied une superbe collection.» Les Fastow ont contribué personnellement à l’exposition en cours sur Agnes Martin à la Menil Collection (en offrant environ 20 000 dollars). La contribution d’Enron au musée a été à peine plus importante : 35 000 dollars en 2001 pour le programme WITS (Writers in the Schools), par lequel des écoliers sont invités à écrire sur les œuvres d’art exposées à la Menil Collection.

Un autre grand musée texan, le Museum of Fine Arts de Houston, a bénéficié plus abondamment des largesses d'Enron. «Je ne sais pas grand chose de leur collection, explique Peter C. Marzio, le directeur, même si l’un de nos conservateurs siégeait dans leur comité de sélection. La disparition d’Enron n’a pas pour nous d’influence immédiate, pas plus que lorsque deux grandes entreprises fusionnent, ce qui a été le cas par exemple avec les opérations Exxon-Mobil ou Conoco-Phillips. Dans les trois dernières années, nous avons reçu de nos sponsors 40 millions de dollars. L’apport d’Enron a été de 1,3 millions de dollars.» Pour le directeur du musée texan, la multiplicité des donateurs permet de limiter les risques en cas de défaillance de l’un d’eux. «Le vrai problème est autre et n’a pas été, à mon avis, suffisamment souligné par la presse. Je l’appellerais le «leadership factor». Enron était très engagé dans la rénovation de la ville, dans le financement des arts et de la vie culturelle. C’était un leader, qui entraînait les autres grandes entreprises dans son sillage. Il y a actuellement un tel climat de dépression que je ne vois pas quelle autre société pourrait prendre sa place.»

Du côté d’Enron, on est aujourd’hui très évasif. «Notre collection d’œuvres d’art est considérée comme un actif, explique Rachael Tobor, au département de la communication. Nous ne pouvons ni la donner ni la vendre. Le «business plan», élaboré par le comité des créanciers, sera prêt en mars et déterminera son avenir. Je peux simplement vous confirmer qu’il y a actuellement des œuvres d’art à tous les étages du siège social, soit au total environ 250.» Quel sera le devenir de la collection Enron ? Elle sera probablement vendue aux enchères. Les principales maisons new-yorkaises – Sotheby’s et Christie’s en tête - sont déjà sur les rangs pour assurer sa dispersion…


 Rafael Pic
15.02.2002