Collectionner à la mode Stroganoff

Leur nom est plus souvent accolé à un bœuf en sauce, concocté par un chef français, qu’à une dynastie de mécènes. Chez nous, du moins… A Saint-Pétersbourg, leur magnifique palais sur le canal de la Moïka, dessiné par Rastrelli, l’architecte du Palais d'hiver, est connu de tous. Les Stroganoff font partie des grands de Russie. Leur fortune, à l’origine fondée sur l’exploitation de salines, connaît un tournant décisif lorsque l’un des aïeuls décide de partir à la conquête commerciale des immenses terres sibériennes, avec l’appui d’un chef local, l’ataman Yermak. La fourrure, les pierres précieuses devaient s’avérer une source de revenus d’une tout autre ampleur… Une charte sur parchemin, couverte d’une écriture minuscule sans la moindre rature, est théâtralement déroulée dans l’entrée. Elle recense les biens fonciers des Stroganoff à l’époque où Pierre le Grand leur concède la propriété de toutes les terres qu’ils ont pu occuper dans leur marche vers l’est sauvage…

Le musée Carnavalet est un habitué de ces mises en scène. Mais on reste toujours surpris devant la magnificence des brocarts, le rouge dense des tentures et le doré des lumières, qui recréent ici l’ambiance d’un palais pétersbourgeois. «On est retourné à l’époque des tsars» chuchote un visiteur. Derrière la célèbre vasque de malachite, un portrait d’une belle et jeune Stroganoff peint, en Italie, par Karel Brioullov. Voilà qui résume bien la famille : les immenses richesses ouraliennes autorisent le cosmopolitisme le plus raffiné. Alexandre Stroganoff est le premier véritable collectionneur de la lignée. Il passe sept ans à Paris avant la Révolution française et s’y lie d’amitié avec Hubert Robert, auquel il commande pour son palais des «tableaux de place» - ainsi nommés car spécifiquement conçus en fonction de leur emplacement futur. A Saint-Pétersbourg, dans la galerie qu’il ouvre à la visite et dont il rédige un premier catalogue en 1793 – avec l’aide des étudiants des beaux-arts qui réalisent les reproductions d’œuvres – il expose les maîtres de la peinture occidentale : les Italiens, les Flamands, les Hollandais ou quelques Français triés sur le volet comme Poussin. Il réserve les cimaises de son appartement à Vigée-Lebrun ou Greuze, aux monnaies byzantines, aux émaux cloisonnés, aux gravures.

Paul suit dignement les traces de son père. Ses envoyés achètent en Occident et au prix fort les plus belles collections – Calonne, Lebrun. En mécène inspiré, il demande à Voronikhin, l’architecte de l’église Notre-Dame de Kazan, de lui réaliser un mobilier intérieur d’exception. Voici donc un canapé élégant, frappé du serpent, le symbole maçonnique, que lui ou ses successeurs rapprocheront d’un cabinet d’Augsbourg ou de torchères à la Thomire. Dans une lumière encore plus rare, on pénètre dans une sorte de cabinet graphique. On imagine Alexandre, Paul ou les autres, invitant ainsi les hôtes arrivés de Paris ou de Rome pour leur montrer les panoramas de Saint-Pétersbourg ou pour leur enseigner la fastueuse datcha, où les réjouissances se seraient poursuivies le lendemain. Magie de la vieille Russie…