La somptueuse documentation de Viollet-le-Duc

Si cette semaine n’était déjà celle du dessin, elle pourrait être celle de la photographie. La vente de la collection constituée par Eugène Viollet-le-Duc survient en effet au lendemain de l’inauguration de deux rétrospectives consacrées à Le Gray (à la Bibliothèque nationale de France et au château de Chantilly) et deux jours avant la vente de la collection de Marie-Thérèse et André Jammes par Sotheby’s, dont une session est intégralement consacrée à la dispersion du fonds de l’atelier Charles Nègre. Les 550 documents mis en vente aujourd’hui par l’étude Piasa pour une estimation globale d’environ 300 000 € ont de quoi impressionner. Tant par la qualité des épreuves d’époque des grands pionniers de la photographie - Le Gray, Mestral, Nègre, Marval ou Le Secq, pour ne citer que les plus connus - que par leur histoire.

Viollet-le-Duc (1814-1879) a 22 ans quand Daguerre réussit à fixer l’image sur papier. Contemporain du développement de cette technique, le plus célèbre architecte des monuments de France constitue une documentation concernant l’architecture gothique et les armes et armures, auxquelles il consacre un article de son Dictionnaire Raisonné de l’Architecture française du 11e au 16e siècle. Il recourt également au nouveau médium pour conserver un témoignage des chantiers qu’il dirige à Vézelay, Notre-Dame de Paris, Carcassonne, Amiens ou Pierrefonds. Ce faisant, il assigne à la photographie le rôle qu’il décrit dans son ouvrage : «cet avantage de dresser des procès-verbaux irrécusables et des documents que l’on peut sans cesse consulter, même lorsque les restaurations masquent des traces laissées par la ruine».

Difficile de croire pourtant qu’il ait considéré toutes ses épreuves sur un pied d’égalité. Ainsi, trois chefs-d’œuvre de la vente, des vues générales de Carcassonne prises par Le Gray et Mestral (estimées autour de 20 000 € chacune), dont deux étaient encore récemment accrochées aux cimaises de la Maison européenne de la photographie. «Bien sûr, nous portons un autre regard sur ces œuvres-là aujourd’hui. Mais avec leurs tirages soignés et leurs signatures à la main, il y a fort à parier que ce sont des épreuves d’artistes que Viollet-le-Duc ne considérait pas comme de simples documents», explique l’expert Marc Pagneux. «Il en va de même pour cinq photographies inédites, consacrées aux sculptures de son ami Geoffroy-Dechaume (estimées entre 6 000 € et 12 000 € chacune) et récemment attribuées à Mestral. Ici, le challenge n’est pas de photographier une sculpture en la mettant en valeur sur un fond neutre mais presque d’en dresser un portrait, dans un chaos très étrange et très novateur».

De tels exemples viennent renforcer le mystère qui entoure cette collection. Aucun document ne témoigne directement des relations qui liaient l’architecte et les photographes dont il conserve de nombreuses œuvres : praticiens indépendants, comme Marville ou Nègre, et artistes ayant acquis un statut presque «officiel» en étant chargés par Prosper Mérimée en 1851 de la première commande publique de photographies, celle de la mission héliographique. Viollet-le-Duc passait-il commande auprès des artistes ? Recevait-il certaines de leurs œuvres en cadeau ? Faute de documents comptables, il faut se contenter de traces. Ici, une dédicace de Charles Nègre sur un tirage de l’une des icônes de l’histoire de la photographie, Le Styrge, représentant Le Secq dominant Paris derrière une gargouille de Notre-Dame (12 000 €). Là, des vues du Baptême du prince impérial à Notre-Dame prises par Charles Marville (estimées autour de 3 000 € chacune) mais mettant surtout en valeur les décors éphémères conçus par l’architecte…