Le Gray fait entrer la photographie dans l'art

Mêlant partis chronologique et thématique, l’exposition est divisée, dans une scénographie sobre et efficace, en douze sections qui rassemblent des œuvres issues des collections de la BnF, d’Europe ou encore des Etats-Unis. Peintre de formation, Le Gray aborde la photographie autour de 1850 et réalise des portraits au daguerréotype, montrés pour la première fois ici. Choisi en 1851 par la commission des Monuments historiques, il prend part, aux côtés de Bayard, Baldus et Le Secq, à la Mission héliographique. Accompagné par son ami Mestral, Le Gray entreprend le recensement des édifices patrimoniaux, voyageant de la Loire à l’Auvergne, en passant par les Pyrénées et Carcassonne. Loin de considérer son travail comme un simple archivage, il s’attache à tirer parti des potentialités artistiques du médium. Cadrage, ombres et lumière sont les outils mis à la disposition du photographe, un vocabulaire dont il pressent la richesse et qu’il saura faire sien. Un grand soin est apporté à la composition, et ce dès ses premiers clichés. Le cadrage acquiert toute sa force d’expression et, tenant compte de la spécificité du sujet photographié, sait exploiter la verticalité d’une architecture (Saint Léonard de Noblat) ou la symétrie parfaite entre un pont et son reflet dans l’eau (Cahors, pont de Cabessut). De même, lumière et ombre sont maniées avec maîtrise et s’agencent parfois en contrastes prononcés, dessinant sur le papier des compositions quasi-abstraites (Moissac, abbatiale Saint Pierre, le cloître). Puis vient l’évocation d’une production plus personnelle, réalisée dans la forêt de Fontainebleau entre 1852 et 1856. Routes et allées bordées d’arbres se mêlent à de remarquables études de troncs, compositions métonymiques, encore mises en abîme par le hors champ. Cette focalisation du regard est permise par l’invention du négatif verre au collodion par Le Gray, déjà à l’origine du papier ciré sec. Passionné de technique, le photographe pratique également l’association de négatifs, ancêtre du photomontage et qu’il maniera avec subtilité dans ses marines, leur insufflant un lyrisme jusqu’alors inédit en photographie. Recueillant un succès de plus en plus large, Le Gray ouvre un atelier boulevard des Capucines, grâce au mécénat de la famille de Briges et se voit confier des commandes impériales dans des champs aussi divers que le portrait ou le reportage militaire.

Piètre gestionnaire, Le Gray perd son atelier au printemps 1860, mis en liquidation par des investisseurs qui jugent l’affaire trop peu rentable. Face à ce brutal revers de fortune, il cherche à fuir Paris et embarque aux côtés d’Alexandre Dumas pour ce qui devait être un périple de quelques mois en Orient. Après un premier détour par Palerme, à l’occasion de la prise de la ville par Garibaldi, dont il témoigne en envoyant des clichés aux journaux parisiens, il est abandonné par Dumas à Malte. Une escale à Baalbek prélude à son séjour égyptien. En 1861, il passe par Alexandrie et s'installe au Caire, où il travaille pour de riches Européens. Puis sa production se fait plus rare et l’on en perd toute trace en 1872. Le photographe décède au Caire en 1884 à l’âge de 63 ans. Après l’évocation de ces 25 années d’exil oriental, l’œuvre est abordée suivant des sections thématiques telles que l’indice et le détail ou la ligne, le volume et l’espace, rendant compte des orientations esthétiques du photographe. Se confirme alors ce que l’on avait pu apercevoir dans la première partie de l’exposition : le talent de Le Gray pour la composition, qui parfois, étonne par son audace, à l’image du Mas d’Agenais, imbrication de volumes géométriques, confinant là encore à l’abstraction. Le Gray voulait hisser la photographie au rang des beaux-arts, il semble qu’il y soit parvenu. L’exigence de son regard, la qualité de l’œuvre ont su susciter l’intérêt des collectionneurs et des investisseurs et amener une reconsidération du médium par les contemporains. Avec Le Gray et ses tableaux enchantés, la photographie assouvit ses prétentions artistiques et pénètre définitivement le monde de l’art.