Balthus, lettres d'amour en Suisse

Balthus, sulfureux en peinture, l'était-il autant dans ses écrits ? C'est l'inévitable question que l'on se pose en ouvrant cette correspondance de jeunesse. Tâchant alors de faire carrière à Paris, le peintre de vingt ans écrit à celle qu'il aime, une jeune bourgeoise de Berne, Antoinette de Watteville. Il l'a connue alors qu'il habitait lui-même en Suisse, où la guerre avait chassé sa famille. Elève à Genève, puis à Beatenberg, près de Berne, Balthus retournera en Suisse à la fin de sa vie.

Non, Balthus ne fait pas de l'érotisme le thème central de ses missives. Le désir qu'il a pour l'aimée transparaît simplement dans les interpellations très pudiques - Baby dear, bébé adorée, petite bébé chérie, my sweet darling, ma petite sœur chérie - qu'il place en exergue. Ou dans l'émotion qui transparaît quand il a confirmation d'une prochaine rencontre, à Paris, en Suisse, ou à Dijon (une rencontre manquée de peu : le peintre en pleure presque). Balthus ne parle d'érotisme que lorsqu'il explique ces tableaux. Il devient alors véhément : « Il faut des choses violentes. Il faut arriver avec des pics, des pioches, des perceuses mécaniques pour perforer l'artificiel (…). C'est pourquoi je veux faire, moi, des toiles érotiques (cet érotisme doit naturellement être de la plus haute qualité - et le sera puisque c'est moi qui le fais) (…) il faut atteindre l'instinct ; celui du bas-ventre est encore assez tendre pour être touché bien vite, et c'est celui qui contient le plus de dynamisme. »

On l'aura compris, Balthus est déjà sûr de son talent. Aucun doute ne l'effleure à ce sujet. Et s'il répond à des commandes alimentaires - des portraits de comtesses ou des décors de théâtre - il sait que ce ne sont que des anecdotes dans une trajectoire ascendante. Lorsque le galeriste Pierre Loeb s'intéresse à lui, lorsque Picasso visite son atelier, lorsque s'ouvre son exposition d'avril 1934, tout le conforte dans sa certitude de devenir l'un des grands du siècle - ce qui sera effectivement son destin…

Grand peintre, Balthus est, aussi, bon épistolier. Son style est clair, châtié, ses descriptions sont piquantes. Il écrit au rythme de Voltaire, une fréquence affolante qui ne se retrouve aujourd'hui que chez les adeptes de l'e-mail, les fautes d'orthographe en plus. L'artiste hiératique, intouchable devient vivant. Le conscrit affamé d'Essaouira, qui rêve de manger des régimes entiers de bananes Fyffe ; le débutant à la recherche d'un gagne-pain qui annonce qu'il sait se servir d'une machine à écrire ; l'amoureux désespéré qui tente de se suicider au valium et qui est sauvé in extremis par Antonin Artaud : enfin, Balthus souffre, rit, s'inquiète, exulte ! Nous sommes loin de cette fade statue de Commandeur, image officielle des dernières décennies. La correspondance publiée court de 1927 à 1934. En 1937, Balthus et Antoinette se marient. En 1966, ils divorcent. Ainsi finissent souvent les histoires d'amour…