Documenta 11, plus politique que jamaisSous la direction du nigérian Okwui Enwezor, le grand rendez-vous de Kassel épouse au plus près les convulsions de la planète.
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Okwui Enwezor, le directeur artistique de Documenta 11, né en 1963 au Nigéria, qui a essentiellement travaillé ces dix dernières années en tant que commissaire indépendant en Amérique du Nord, et fut unanimemement salué pour sa direction de la deuxième biennale de Johannesburg en 1997, a décidé de délocaliser cette Documenta. Rompant avec la tradition d’une exposition colossale, qui se déroule pendant cent jours à Kassel, Enwezor, avec l’aide d’une équipe de six co-commissaires, aura ainsi organisé, de mars 2001 à septembre 2002, cinq plates-formes sur quatre continents. Si les quatre premières (Vienne, Berlin, New Delhi et Lagos) se présentaient sous forme de débats, d’interventions publiques et de projets, articulés autour de problématiques artistiques mais aussi sociales et politiques, la cinquième renoue davantage avec l’histoire de la Documenta, puisqu’il s’agit d’une exposition générale à Kassel, à laquelle s’ajoutent des débats, des concerts, des workshops et des projections. La question posée par Okwui Enwezor, lors de sa nomination en 1998, se retrouve toujours aujourd’hui à Kassel : comment proposer un panorama de l’art actuel en tenant non seulement compte des mutations esthétiques en cours (nouveaux médias, mondialisation artistique) mais aussi des changements géopolitiques les plus récents ? C’est ainsi que les cent seize artistes invités proviennent des quatre coins du monde, mais surtout que certains grands drames d’aujourd’hui (famines, intégrisme radical, conflit israélo-palestinien) sont récurrents dans cette dernière plate-forme.
| Kutlug Ataman |
L’exposition est répartie dans quatre grands lieux : Kulturbahnhof, le Museum Fridericianun, la Documenta-Halle, et surtout le Binding-Brauerei, vaste friche industrielle utilisée pour la première fois dans une Documenta. S’y ajoutent des œuvres in situ de John Bock, de Ken Lum, de Dominique Gonzalez-Foerster dans les jardins de l’Orangerie, et, surtout, le Bataille Monument de Thomas Hirschhorn, ensemble de documentation textuelle et audio-visuelle sur Georges Bataille, présenté sous forme d’installation dans les quartiers nord de la ville. Si les deux premiers lieux contiennent sans doute la partie la plus conventionnelle de l’exposition (œuvres de Stan Douglas, de James Coleman, de Jeff Wall, de Chantal Ackerman, qui propose ici une nouvelle installation documentaire, d’On Karawa, parmi tant d’autres habitués des expositions internationales), les deux seconds abritent des choix plus audacieux. La Documenta-Halle est ainsi transformée en place-forte de documentation sur le monde actuel où la scénographie prend tout son sens : des bandes indicatrices sont collées au sol, renvoyant le visiteur tantôt à Jémine, tantôt au camp d’Al Dakesha. De nombreux documentaires sont vidéo-projetés en continu, notamment Checkpoint de Rashid Masharawi, tourné aux abords du camp de réfugiés de Kalandia, entre Ramallah et Jérusalem. Le bâtiment historique de la manifestation joue ainsi pleinement son rôle de repère et nous rappelle dans quel contexte se déroule cette onzième Documenta.
| Ahtila |
Mais c’est surtout au Binding-Brauerei, que Documenta 11 prend toute sa dimension de vitrine de la création artistique à venir. C’est un art éclaté qui est présenté ici. Tous les moyens d’expression sont représentés : traditionnels (peinture, sculpture, arts graphiques, avec une grande salle consacrée à l’humour poétiquement dessiné de l’artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré), visuels (vidéo, cinéma et photographie et aussi, plus récents, DVD et réalité virtuelle), sans pour autant avoir cédé à la facilité du grand spectacle technologique (contrairement à d’autres manifestations récentes, une seule installation s’apparentant à un jeu vidéo est exposée). A travers les couloirs d’un lieu aménagé en labyrinthe, coexistent ainsi des créations qui feront date. Tania Bruguera, jeune artiste cubaine, propose une des œuvres les plus politiques de cette exposition, une installation dans laquelle le visiteur aveuglé ne peut qu’entendre un bruit qui évoque le pas saccadé d’une armée, représentation métaphorique d’un monde en pleine remilitarisation. Eija-Liisa Ahtila présente The House, son travail le plus abouti à ce jour, une vidéo à l’ambiance bergmanienne, projetée simultanément sur trois écrans, dans laquelle une femme ne reconnaît plus son intérieur modifié de manière hallucinatoire : sa voiture roule sur les tapisseries de sa maison tandis qu’une vache traverse le salon, images probantes d’un changement de l’individu dépassé par son extériorité. Pierre Huyghe renoue brillamment avec ses travaux de 1997 et 1998. Il a finalisé pour cette Documenta un film sur une fête hip-hop dans un ghetto new-yorkais pour lequel plusieurs grandes figures musicales sont convoquées. Le mot de la fin revient à deux photographes : Touhami Ennadre, dont la série en noir et blanc de portraits de New-Yorkais en deuil est sans doute la plus juste qui soit sur les attentats du 11 septembre 2001, et Craigie Horsfield, qui, par une installation vidéo, fait contempler aux regardeurs trois paysages fixes et japonisants. Deux œuvres, qui à l’intar de Documenta 11, semblent nous dire que malgré toutes les atrocités de notre époque, plus que jamais, il est nécessaire de continuer à croire en la puissance de l’art.
| Frédéric Maufras 10.06.2002 |
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