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Marché

Peinture en pattes d’éph

On connaissait les talents des ânes : qui ne se souvient de ce fameux Coucher de soleil sur l’Adriatique présenté au salon des indépendants en 1910 et vendu pour la belle somme de 400 francs ? Son auteur, Boronali, n’était autre que l’âne du père Frédé, qui tenait le cabaret du Lapin agile à Montmartre. Il s’agissait d’un beau canular pour ridiculiser Apollinaire, Picasso et la nouvelle peinture. L’époque prête moins à la dérision ? En Indonésie, les Aliboron d’aujourd’hui sont des éléphants et on les prend très au sérieux.


Ramona, Hard Rock
© Elephantartists.cfm.
Il y a quelques années, le YBA (Young British Artist) Chris Offili, auréolé de son Turner Prize, avait fait scandale en exposant au Brooklyn Museum of Art un portrait de la Vierge à base de bouse d’éléphant. Le maire de New York, Rudolph Giuliani, avait exigé le retrait de l’œuvre sacrilège. Le Christian Science Monitor, qui, à l’époque, n’avait pas pris part à la polémique, se penche dans sa dernière édition sur un «business» autrement plus lucratif que celui d’Offili : les peintures d’éléphant. Selon les chiffres avancés par les journalistes, un site internet (www.novica.com/region/elephantartists.cfm) spécialisé dans la vente de ces œuvres, aurait réalisé en deux mois un chiffre d’affaires de plus de 100 000 $. Les plasticiens - une douzaine au total - sont des éléphants de Thaïlande, sauvés de l’extinction par deux Russes entreprenants, Vitaly Komar et Alexandre Melamid, artistes conceptuels de leur état. Les pachydermes sont désormais pensionnaires d’un parc indonésien, dans les environs de Bali. Pinceaux et pots de peinture acrylique sont à leur disposition pour qu’ils puissent, au moment où survient l’inspiration, zébrer leurs toiles de couleurs.


Jojo, Rites of passage
© Elephantartists.cfm.
Chez Christie's
Selon Mia Fineman, une historienne new-yorkaise interrogée par le Christian Science Monitor, la trompe est un remarquable instrument de création. Ses 50 000 muscles permettent les aplats vigoureux aussi bien que les délicates touches impressionnistes. On peut même, semble-t-il, distinguer des écoles : selon les spécialistes, celle de la Thaïlande du centre privilégie les couleurs froides. Le caustique Daniel-Henry Kahnweiler n’y verrait qu’un nouvel avatar du courant tachiste mais les amateurs semblent ne pas manquer. Comme l’enseigne la théorie de la concurrence pure et parfaite, les mécanismes du marché ont d’ores et déjà permis d’établir une hiérarchie entre les artistes. Certaines toiles ont déjà été exposées au Museum of Contemporary Art à Sydney et à l’université de Berkeley, d’autres ont été mises en vente chez Christie’s. À ce jour, si Hard Rock de Ramona, née en 1995, est soldé à quelque 300 $, il faut débourser 522 $ pour Rites of Summer de Jojo, né en 1993. Quant aux œuvres de Look Khang, qui, du haut de ses 7 ans, n’a guère plus d’expérience, elles s’adressent aux collectionneurs mûrs. Impossible d’en acquérir pour moins de 760 $.


 Rafael Pic
02.11.2002