Les Young British Artists, talent, provoc et marketingL’art contemporain britannique connaît une renaissance spectaculaire depuis la fin des années 1980. Les responsables en sont les Young British Artists, emmenés par Damien Hirst, qui manient à merveille la provocation.
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1988. Un collectif de jeunes artistes, provenant du Goldsmiths College de Londres, organise «Freeze», dans un entrepôt des Docklands. Vue par une poignée de personnes, l'exposition restera néanmoins légendaire. En 1990, Damien Hirst, à qui tout le monde reconnaît un sens certain du spectacle, récidive. Avec une exposition baptisée «Gambler» («joueur»), il fait la rencontre la plus importante de sa carrière. Le magnat de la publicité, Charles Saatchi, principal collectionneur d'art moderne en Grande-Bretagne, vient voir, au volant de sa Bentley décapotable, à quoi correspond tout ce brouhaha. Il achète une pièce : A Thousand Years Vitrine, ce qui, dans le monde de l'art anglais revient à «l'imposition des mains par le pape». Tout le monde prête soudain attention au jeune artiste. Charles Saatchi, dont les campagnes publicitaires ont contribué à faire élire Margaret Thatcher, finance le projet qui va définitivement lancer Hirst : un requin géant flottant dans un aquarium rempli de formol. Dans les années qui suivent, Charles Saatchi disperse pour, dit-on, 10 milllions £, sa précédente collection d’art moderne. Afin de se consacrer, avec un sens consommé de la médiatisation - c’est son métier -, à la mise en scène de cette nouvelle génération. En 1992, il accueille dans sa galerie l’exposition «Young British Artists». Le nom est trouvé pour cette nouvelle avant-garde, qui n’oubliera jamais de mêler scandale et sens des affaires. Il suffira de quelques années pour que Damien Hirst, Tracey Emin ou Chris Offili devienne des «household names», connus à travers tout le royaume.
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Vierge Marie et bouses d’éléphant
La consécration date de 1997. La vénérable Royal Academy monte la rétrospective «Sensation», qui fait parfaitement honneur à son nom. Elle ne consiste qu’en l’accrochage de la collection Saatchi mais attire 300 000 personnes et permet de résorber le déficit de l’institution. Après avoir lu les critiques des médias scandalisés, le public se précipite voir cet «art qui choque». Il découvre notamment les morceaux de cadavres d’animaux flottant dans du formol de Damien Hirst ou, par Markus Harvey, le portrait d’une tueuse d’enfants, recréé à partir d’empreintes de petites mains. Les YBAs, comme on va désormais les nommer (abréviation de Young British Artists) sont officiellement lancés. Considéré comme leur fer de lance, Damien Hirst, n’hésite pas à poser tronçonneuse à la main dans le mensuel américain Esquire. Leur aptitude à scandaliser une société enlisée dans le libéralisme de Margaret Thatcher leur vaut les honneurs de la presse. «Il n'est plus possible de choquer en étant nouveau, affirme Damien Hirst, la seule façon de choquer est d'être choquant». Le lit défait sur lequel Tracey Emin avait posé, ça et là, sa lingerie, et la Vierge Marie entourée de sexes féminins découpés dans des revues pornographiques, le tout orné de bouses d'éléphants, par Chris Ofili, ont eu des retombées médiatiques massives. Cette dernière œuvre a suscité l’ire du maire de New York, Rudolph Giuliani, lorsqu’elle a été présentée à Brooklyn. On se souvient aussi de la mésaventure survenue en 2002 à une sculpture de Marc Quinn, un buste sculpté dans un bloc de sang gelé. Conservé dans le congélateur du couple Saatchi, il s’est liquéfié lorsque le courant a été coupé pour effectuer quelques travaux dans la cuisine. Au début de l’année 2003, alors que cinq des plus hautes enchères mondiales de l’année précédente ont été à l’actif de ces enfants terribles, leur pouvoir subversif ne semblait pas avoir diminué. Pour la semaine du 10 janvier, The Guardian avait décidé de confier la couverture de son supplément quotidien, G2, à des artistes britanniques. Après le consensuel David Hockney qui ouvrit la série avec un portrait du journaliste Andrew Marr, la YBA Gillian Wearing devait créer une onde de choc. En maculant la couverture d’un simple graffiti «Fuck Cilla Black», nommant une célèbre présentatrice de talk-shows télévisés, elle contraignit le rédacteur en chef à des excuses publiques.
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Le coup de génie du Turner Prize
Quelques jours auparavant, les échanges avaient déjà été vifs. Lors de la présentation des candidats au Turner Prize, le ministre de la Culture britannique, Kim Howells, s’était emporté jusqu’à traiter leur production de «foutaise conceptuelle». Ces fréquentes escarmouches prouvent que le débat sur l’art contemporain est susceptible de bénéficier en Angleterre de comptes rendus sur les premières pages des tabloïds. Le Turner Prize est un maillon essentiel du dispositif médiatique. Instauré en 1984, il s’adresse aux jeunes artistes de moins de 35 ans. Les sélectionnés bénéficient d’une exposition à la Tate Britain et le lauréat empoche un chèque de 20 000 £. La remise du prix est diffusée en direct sur la chaîne Channel Four aux heures de plus grande écoute. Rachel Whiteread (en 1993), Damien Hirst (en 1995), Gillian Wearing (en 1997) ou Chris Ofili (en 1998) comptent parmi ses récipiendaires. En 2001, il a récompensé un interrupteur : l’œuvre de Martin Creed consistait en une lampe s'allumant et s'éteignant alternativement. Le 8 décembre 2002, c’est Keith Tyson, âgé de 33 ans, qui l’a emporté en raison de la «force visuelle de son œuvre, qu’elle s’exprime à travers le dessin, la peinture, la sculpture ou des installations», a commenté le jury. L’artiste, qui puise souvent son inspiration dans la science, explore les territoires et les limites de l'imaginaire et du réel, en mettant en évidence les «tripes» de circuits informatiques. Il a notamment donné une version moderne du Penseur de Rodin avec sa colonne pleine d'ordinateurs.
Le goût du marketing
En France, la création, au début des années 1980, de la Délégation aux arts plastiques (DAP) et des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) a donné naissance à des budgets publics pour l’achat d’œuvres d’artistes contemporains. En Angleterre, la situation est totalement différente. Il n’y a pas de subventions importantes même si «depuis Tony Blair, les artistes britanniques sont promus à l’étranger par des expositions au sein des ambassades anglaises», explique David Gleeson, responsable de la communication à la Whitechapel Gallery. Les galeries commerciales sont donc tenues de remédier à la moindre implication de l’État. Les plus performantes dans ce domaine sont Lisson et White Cube. Cette dernière est dirigée par Jay Jopling. Ancien d'Eton et de l’université d’Edimbourg, fils d'un ex-ministre, il est presque l’exact contemporain de Damien Hirst, dont il défend les couleurs. «Jay a été très intelligent, explique Gordon Burn, le critique du Guardian. Il a fait la promotion de Damien non pas dans les pages Culture des quotidiens, mais à la Une des journaux populaires comme le Daily Mirror ou le Sun.» Jay Jopling se trouve être par ailleurs être l’époux de Sam Taylor-Wood, qui a été, au printemps dernier, l’une des plus jeunes artistes à bénéficier d’une rétrospective à la Hayward Gallery, le musée d’art moderne et contemporain de la rive sud de Londres. Plasticiens, mais pas seulement : les YBAs usent du pinceau, mais aussi de la caméra ou du micro. Une chanson de Damien Hirst a figuré dans les meilleures ventes des hit-parades en 1998, au moment de la Coupe du monde de football. «Good business is the best art», disait Andy Warhol. Hirst a fait sienne cette «pensée» du père du pop art, qui avait sa célèbre Factory à New York. Hirst a créé The Pharmacy, l'un des lieux les plus à la mode de Londres. Installé dans le quartier bohème chic de Notting Hill, ce restaurant est décoré comme une vraie pharmacie avec des armoires pleines de médicaments, des murs tapissés du papier millimétré qui sert à enregistrer la température des malades… «Est-ce de l'art ?, s’interroge Hirst. Moi, je le pense. C'est comme une petite expo où les gens peuvent aller passer un peu de bon temps - en tout cas, un moment plus agréable que dans la plupart des galeries». Et la terre ne lui suffit plus. En juin prochain, une fusée Soyouz lancera une des plus ambitieuses missions scientifiques européennes, «Mars Express». Six mois plus tard, un module de 60 kg, baptisé Beagle 2, atterrira et entreprendra de trouver de l'eau sur la planète Mars. Il creusera de son bras le sol martien pour y prélever des échantillons qu'il analysera dans un mini-laboratoire. L’un des attraits de cette sonde ? Elle transportera une œuvre de Damien Hirst. «Le choix du responsable scientifique de la mission Beagle 2, Colin Pillinger, ne relève pas d'un goût personnel ni d'une provocation quelconque mais d'un louable soucis d'efficacité», a-t-il été donné officiellement comme explication. Cette peinture de Damien Hirst, «sera une chartre psychédélique du plus bel effet, destinée à étalonner les tons et la balance des couleurs des images prises par les caméras». Hirst ne voit aucun inconvénient à devenir un ambassadeur artistique interplanétaire.
Encore et toujours Saatchi
Conceptuel ou pas ? On l’a vu, le débat fait rage en Grande-Bretagne, comme l’a récemment illustré la pique d’un ministre. Des positions aussi tranchées contre l’art conceptuel ont coûté l’an dernier son poste de président de l’Institute of Contemporary Art au turbulent Ivan Massow, qui s’est empressé de créer, en 2002, le Barbie Prize, concurrent affiché du Turner Prize. Selon les éxégètes, les récompenses attribuées à Creed et Tyson marqueraient une tentative pour mettre en avant des œuvres simples et directes… afin de contrebalancer la tendance actuelle chez les étudiants en art. Fascinés par l'idée du néant, ils voient Hirst comme une vache sacrée. «Pour eux, Hirst représente l'establishment, s'amuse David Mabb, professeur au Goldsmith's College. Ils cherchent à le contester». Renouer avec un art plus minimal, même de façon anachronique, c'est aussi une manière pour le directeur de la Tate, Nicholas Serota, président du jury, de faire un pied de nez à son rival, le collectionneur et publicitaire Charles Saatchi, parrain de l’autre tendance de l'art britannique ! Le 29 octobre dernier, lors du fameux jour du vernissage de l’exposition des œuvres des quatre artistes sélectionnés pour le Turner Prize à la Tate Britain, on ne parlait que d’une seule chose : les nouvelles acquisitions de Charles Saatchi, soit trente-trois œuvres de Jake et Dinos Chapman, célèbres pour leurs enfants-phallus. En avril prochain, en ouvrant son musée face aux Chambres du Parlement, Charles Saatchi resserrera son emprise sur le monde de l’art britannique. Ayant vendu tout récemment sa collection des YBAs via Christie’s, on peut se demander vers quels artistes il entend désormais se tourner… Place aux VYBA - Very Young British Artists ?
| Muriel Carbonnet 03.03.2003 |
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