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Marché

L’art est-il malade de ses droits ?

Droit de représentation, droit de reproduction, droit de suite, droit de location des images… La superposition de rémunérations - au demeurant légitimes - menace-t-elle la diffusion de l’art ?


Le célèbre Balcon, exposé au
Musée d'Orsay, est tombé dans le
domaine public comme le reste de
l'œuvre d'Édouard Manet. sa reproduction
n'entraîne plus le versement de droits
aux héritiers de l'artiste.
L’édition ou la presse, lorsqu’elles utilisent une œuvre d’art, sont tenues d’acquitter un certain nombre de droits - à l’auteur ou à ses ayants droit, au musée qui expose l’œuvre, à l’agence photographique qui dispose du cliché… Certains droits ont connu une croissance explosive au cours des dernières années tandis que leur recouvrement a gagné en efficacité. Cette inflation produit des effets pervers : éviction, dans lies livres d’art, des créateurs moins connus au profit des «stars», augmentation des frais d’iconographie qui menacent l’équilibre financier des éditeurs…

La faute au droit d’auteur ?
On suspecte souvent le droit d’auteur d’être le principal responsable de cette aggravation financière. Protégé par la loi du 11 mars 1957, l’artiste peut vivre de son travail grâce à l’exploitation de ses droits patrimoniaux. Ceux-ci sont transmissibles par voie successorale ou testamentaire à des ayants droit, qui en jouissent pendant 70 ans après sa mort. L’ayant droit de l’artiste n’est pas obligatoirement son conjoint, ses enfants ou un autre membre de sa famille. Il peut être un tiers désigné par disposition testamentaire. C’est ainsi que Jean Fabris est le légataire universel des droits sur l’œuvre de Maurice Utrillo, dont il fut le secrétaire, mais aussi sur celle de Suzanne Valadon, la mère d’Utrillo… Charly Herscovici, détenteur des droits d’exploitation sur l’œuvre de Magritte, ou Nick Rodwell, qui occupe une position similaire par rapport à Hergé, n’ont aucun lien de famille avec les intéressés. Etant beaucoup plus jeunes qu’eux, ils ne les ont même pas connus mais ont bénéficié des liens étroits noués avec leurs veuves… Le paradoxe frappant est que les droits d’auteur - sauf exception - bénéficient moins aux artistes durant leur existence qu’à leurs ayants droit après leur mort. Ces droits sont-ils démesurés ? Pas vraiment, comme le montre notre encadré, mais leur recouvrement a connu d’indéniables perfectionnements. Nombreux sont les artistes à avoir adhéré à une société de gestion collective, qui les soulage des contraintes matérielles. En France, l’histoire de ces sociétés est entachée d’un retentissant scandale : la mise en liquidation en 1996 de la Société de propriété artistique des dessins et modèles (SPADEM) - qui était gestionnaire de tous les grands artistes - avec un passif de plus de 15 millions FF (2,3 millions €). Cette crise avait été précédée par un célèbre bras de fer : après une longue bataille judiciaire contre la SPADEM, Claude Duthuit, petit-fils et héritier de Matisse, avait créé en 1989 une société autonome pour la gestion des droits de l’artiste. Il devait être suivi dans cette voie en 1995 par l’indivision Picasso. Bilan : plus de 40% des recettes sortaient définitivement de la gestion collective. Depuis la disparition de la SPADEM, c’est l’Association pour la diffusion des arts graphiques et plastiques (ADAGP), qui fête ces jours-ci son cinquantième anniversaire, qui possède le plus gros répertoire d’artistes. Elle gère 4500 membres en propre et 43 000 via ses partenaires étrangers (SABAM belge, VEGAP espagnole, etc). Société à but non lucratif, l’ADAGP collecte les droits dits primaires (droit de reproduction, de suite et de représentation) et collectifs (droit de reprographie, copie privée), en prélevant 20% de frais aux artistes. En 2002, ses recettes se sont élevées à 14 millions €, dont 3 millions € provenant du droit de suite, 7,65 millions € des droits de reproduction, et près de 3,5 millions € des droits audiovisuels. L’ADAGP n’est plus en situation de monopole depuis la création de la Société des arts visuels et de l’image fixe (SAIF), en janvier 1999. « La SAIF est intervenue à un moment où la gestion collective était très mal représentée dans les arts visuels, explique son directeur général, Olivier Brillanceau. En 1999, seuls 3500 artistes étaient membres de l’ADAGP, alors que les chiffres officiels du nombre d’artistes en France, connus par les organismes sociaux, étaient de près de 25 000. Ce déficit était propre au secteur des arts visuels puisque près de 90% des artistes dans la musique étaient adhérents d’une société ». Il s’agissait donc de fédérer des artistes auparavant peu représentés, peintres et sculpteurs mais aussi photographes ou illustrateurs. Le prosélytisme semble avoir fonctionné puisque l’ADAGP et la SAIF réunissent aujourd’hui 7500 adhérents. La gestion de ces deux sociétés, comme celle de toutes les sociétés de perception et de répartition des droits (SPDR), est désormais contrôlée par une commission de la Cour des Comptes.

Picasso s’offre une conduite
Les ayants droit des« poids lourds » de l’art moderne, comme Matisse et Picasso, n’ont pas pour autant réintégré le giron des sociétés collectives. Ils sont souvent accusés de « faire de l’argent » sur le nom de l’artiste. Du côté des héritiers Matisse, on s’en défend. Le chiffre d’affaires de la société, présidée par Claude Duthuit, permettrait simplement de « faire tourner le bureau ». On en donne pour preuve que la signature de l’artiste, à la différence ce qui prévaut pour Picasso, n’a pas été déposée. « Matisse nous a laissé un cahier des charges très précis, précise Wanda de Guebriant, responsable de la gestion des droits. Nous excluons toute reproduction hors papier ou film, le calendrier étant déjà jugé comme une fantaisie. La conception de Matisse de tout cela était très saine, peut être parce qu’il est mort en 1955 ». Picasso, mort en 1973, est devenu quant à lui une véritable marque gérée par Picasso Administration, la société créée en 1996 par son fils Claude, administrateur de l’indivision. « La notoriété de Picasso était devenue telle qu’elle était un enjeu commercial pour des tiers peu scrupuleux, les marques Picasso se multipliant à l’étranger. La gestion collective ne pouvant pas prendre en considération les spécificités de chaque artiste, c’est dans un souci de protection que la société a été créée et la marque déposée », explique Claudia Andrieu, responsable du service juridique. Contre ces « agissements parasitaires », la société mène une intense activité contentieuse et vend des licences au cas par cas, exerçant un contrôle étroit de la valeur de la marque, qui fait monter les enchères. La très controversée Citroën Xsara Picasso, licence « d’intérêt stratégique » pour Picasso Administration, a évidemment fait couler beaucoup d’encre. L’une des réactions les plus indignées était celle de Jean Clair, directeur du musée Picasso, dans les colonnes de « Libération », le 28 décembre 1999) : « On dira donc désormais, dans la société du troisième millénaire, “ un picasso “ pour désigner une voiture, comme on dit “ une poubelle “, du nom du préfet Poubelle ». Comment analyse-t-on la cas Picasso à l’ADAGP ? « Ce genre de société ne peut être valable sur un plan financier que pour de très grands artistes, car les frais de gestion et de procédure sont énormes, remarque Christiane Ramonbordes, directeur général adjoint de l’ADAGP. En revanche, ces sociétés profitent d’un système mis en place par les sociétés de gestion et de leurs actions de lobbying, sans rien y investir ».

Magritte jantes alu, toutes options
Pour Philippe Mansel, directeur des Editions du Cercle d’art, tout se joue sur le marché ». Le Cercle d’art en a récemment fait les frais : éditeur d’une vingtaine d’ouvrage sur Picasso du vivant de l’artiste, il a subi l’annulation d’une cession de droits signée à son profit en 1960 par Picasso. « Pour de nombreux artistes, le livre est un moyen de développer leur notoriété et de faire monter leur cote. Beaucoup d’entre eux acceptent donc de ne pas facturer de droits lorsqu’ils sont édités », confesse Philippe Mansel. Gérard Fromanger reconnaît aviser au cas par cas. « Pour les copains, c’est souvent gratuit ». Même si cette latitude est mal vue des organismes comme l’ADAGP : par contrat, un artiste qui y adhère n’est pas autorisé à renoncer à ses droits… La gestion des droits des artistes célèbres s’apparente de plus en plus à celle des stars du show-business. Par le biais d’une fondation, certains ayants droit gèrent au coup par coup des contrats spectaculaires, laissant aux sociétés de gestion collective la fastidieuse perception des droits d’auteur. C’est ainsi qu’en 1998, l’année du centenaire de Magritte, la fondation éponyme a négocié la vente d’une licence au constructeur BMW pour la production d’une série limitée de cabriolets « avec un petit rappel du bleu Magritte », précise Charly Herscovici, sans s’épancher sur le montant de la transaction. L’exploitation commerciale des grands artistes n’est pas l’apanage des fondations privées. A la mort de Dalí en 1989, l’Etat espagnol a hérité de tous ses biens, droits et créations plastiques. En 2001, leur exploitation a été cédée de manière exclusive à la fondation Gala et Salvador Dalí. Depuis les licences se multiplient. Le 5 mai dernier, Ramon Boixadós, président de la fondation, annonçait avec enthousiasme la mise en service prochaine d’un airbus de la compagnie Iberia… au nom de Dalí.

Très chère image…
Si ce phénomène ne concerne qu’une poignée d’artistes, la tendance à monnayer l’image se généralise et complique la tâche des éditeurs. Artistes ou architectes sont vigilants et demandent leur dû pour leurs œuvres installées dans l’espace public. Toute reproduction de la pyramide du Louvre suppose le paiement d’une soulte à Pei. Il en va de même pour la Bibliothèque nationale de France (à Dominique Perrault) ou pour la Grande Arche de la Défense (à la veuve d’Otto von Spreckelsen). Récemment, Buren a tenté de faire valoir ses droits pour une intervention sur la place des Terreaux à Lyon mais a été débouté. Dans ce climat délétère, certaines agences photographiques, passage obligé des éditeurs, en profitent pour augmenter leurs perceptions intermédiaires. « Il y a un an, raconte Nicolas Neumann, directeur des éditions Somogy, j’ai attiré l’attention du médiateur de l’édition publique sur le fait que la RMN (Réunion des musées nationaux) avait multiplié par cent (de 50 à 5000 €) les droits de photographier dans les musées nationaux ». « Malentendu entre les services de l’établissement », avait alors commenté son président Philippe Durey, avant de faire marche arrière. Les grands musées américains et britanniques facturent près de 300 $ la simple communication d’une image à un éditeur même si celui-ci ne la retient pas dans la maquette finale. Agnès de Goerter, directrice éditoriale de Citadelles et Maazenod a vu, en quelques années, la part de l’iconographie passer de 10 à 15% voire 25% du coût d’un ouvrage. Le ministère de la Culture vient d’annoncer qu’une enveloppe de 200 000 € sera mise à la disposition du Centre national du livre (CNL) pour contribuer à subventionner des ouvrages dont les coûts iconographiques seraient supérieurs à 10% du coût total. La mesure est symbolique : elle ne permettra pas de résoudre le problème du livre d’art illustré - qui dépasse presque toujours ce seuil - mais elle marque une prise de conscience officielle.


 Sophie Flouquet
16.06.2003