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Expositions

Picasso sort de ses cartons

Picasso, Warhol, même combat ? Une exposition originale dresse un portrait inattendu du peintre catalan, à partir des cent caisses d'archives qu'il a laissées à sa mort.


Enveloppe contenant la lettre d'un
admirateur argentin, Justiniano,
avec pour seule adresse une photo
du maître et la mention «Cannes»,
années 1960
© RMN/Succession Picasso, 2003
L'exposition, tout en haut du Musée Picasso, à l'arrivée d'un escalier en colimaçon qui fait penser, toutes proportions gardées, à celui du Guggenheim, est minuscule. Quatre salles à peine. Cela suffit. Dans ces quelques mètres carrés sont réunis des milliers de documents qui dressent un étonnant portrait de l'Indispensable, comme l'appelait Victor Brauner. On y trouve un échantillon de la correspondance reçue dans sa vie, des tickets pour le cirque, un permis de conduire, des carnets d'adresse, des billets de la loterie, des quittances de loyer ou encore des devis de restauration pour le château de Boisgeloup.


Les archives de Picasso à leur entrée
dans les collections du Musée Picasso,
photo Laurence Marceillac-Berthon
© RMN
Artaud se fâche
Le parcours permet de mesurer la montée «médiatique» de Picasso, son passage du statut de petit peintre immigré à emblème de l'art moderne. Au début, Picasso est un artiste comme un autre, qui correspond avec ses pairs. Sur fond bleu marine, dans un éclairage diffus soulignant ce «monde intérieur», est affichée une sélection de lettres reçues de ses proches. Le comte de Beaumont l'invite à son bal, Cendrars lui recommande un ami, Diaghilev annonce qu'il souffre d'un rhume, Magritte se plaint de ne pas pouvoir peindre tant il est occupé à recevoir ses hôtes. Quelques missives sont acides : Misia Sert lui reproche son silence alors qu'elle vient de vivre un deuil, le décès de son époux José María Sert. Le 3 janvier 1947, Artaud est même cinglant. Après avoir fait le catalogue des malheurs subis à Dublin et Rodez - coups de barre de fer, électrochocs, cinquante comas - il lui reproche d'obliger un infirme à se déplacer pour rien jusqu'à son atelier des Grands Augustins. Picasso, dont il raille «l'asservissement à la sexualité», va-t-il finir par répondre : accepte-t-il ou non illustrer son recueil de poèmes ?

Comme le roi de France
Avec les années, le ton des échanges perd toute trace d'insolence. On n'écrit plus à un égal mais au grand prophète de la peinture moderne, au paladin de la liberté. Picasso tire sa célébrité autant de son art que de ses positions politiques. Une bande dessinée chinoise en fait un héros inventant la colombe de la paix. A chaque anniversaire, Picasso reçoit des centaines de cartes de vœux - près de mille pour ses 80 ans en 1961. Il est devenu une sorte de divinité. Comme le roi de France guérissait les scrofuleux par le toucher, il est invoqué dans les cas désespérés. Un hospice demande une obole, un professeur à la retraite, le présumant plus honnête que les antiquaires «qui achètent à bas prix et revendent très cher», lui propose un meuble Louis XV. Une petite fille de 11 ans, qui veut étudier la poterie, le supplie de payer, pour elle et sa mère malade, un billet de train jusqu'à Vallauris, où elles comptent s'établir. On regrette de ne pas pouvoir lire le contenu de toutes ces lettres, mises en piles sous de grandes boîtes de verre, tant elles sont émouvantes, troublantes.

Picasso se met en scène ?
On sort de cet itinéraire avec une suspicion. Pourquoi Picasso a-t-il conservé autant de documents personnels, jusqu'aux notes griffonnées en français approximatif par son secrétaire - «Jacar a telephonne pour les epreuve qui ne on pas ete signe» ? Pourquoi, alors qu'il a souvent changé de domicile, a-t-il emporté avec lui quelque 20 000 lettres, les notes d'hôtel, les entrées aux matches de boxe ou aux corridas, les reçus des banques, des cartes postales et des étiquettes d'eau minérale, qui empliront, à la fin de sa vie, cent boîtes ? On a comme le sentiment désagréable d'une voiture-balai ramassant systématiquement tous les fragments qui aideront à bâtir un mythe. Pour avoir séjourné dans la poche de Pablo, ces billets de cinéma sont appelés au même destin que les bouts d'os des saints du Moyen Age : être conservés dans des reliquaires pour maintenir vivante la mémoire du grand homme. Les martyrs l'ignoraient - du moins, on le suppose. Picasso, pour sa part, semble y avoir travaillé avec un véritable esprit de système.


 Rafael Pic
22.10.2003