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Jumeaux de mémoire

Une étude savante analyse le culte des jumeaux morts en territoire yoruba.

A l'heure de la dictature médiatique des Harry Potter et autres productions de Paulo Coelho, des exigences de rentabilité à très court terme, on se demande comment un livre aussi original et aussi «invendable» a réussi à surmonter les immanquables objections du département marketing. Peu importe qu'il y ait dans l'aventure une éventuelle part d'auto-édition : l'important est que de tels ouvrages finissent sur la table du libraire. Qu'un sujet a priori éloigné de nos préoccupations puisse nous passionner n'est pas le moindre exploit des auteurs. Ce sujet est complexe mais peut ainsi se résumer : le territoire yoruba, au sud-ouest du Nigéria, connaît une étrange particularité, les naissances gémellaires y étant quatre fois supérieures à la moyenne mondiale. Autrefois, comme le rappelle John Pemberton III, on pratiquait l'infanticide des jumeaux. Avec le temps - diverses légendes expliquent cette mutation - les jumeaux, dotés de pouvoirs surnaturels, n'ont plus été égorgés à la naissance. On a au contraire pris l'habitude de vénérer ceux qui mouraient en faisant réaliser par des sulpteurs patentés des simulacres en bois.

Deux pigments alligators, deux rats séchés
De nombreuses planches présentent ces couples émouvants, d'une trentaine de centimètres de haut, affublés de verroterie, de colliers de coquillages, d'anneaux en fer, de capes en perles portant divers symboles comme le nœud de Salomon. L'égalité des sexes est la règle puisque les filles avaient autant droit que les garçons à ce type de reconnaissance. Si la plupart de ces statuettes représentent des enfants morts en bas âge, elles sont cependant munies des attributs des adultes avec sexes et seins proéminents. Le rituel présidant à la création de ces objets est très contraigant. Lamidi O. Fakeye, l'héritier d'une lignée de sculpteurs, en énonce les règles. Les parents endeuillés ne peuvent choisir le sculpteur que par l'intermédiaire d'un prêtre, un babalawo, qui peut parfaitement les adresser à un artisan très éloigné. Ils doivent ensuite mettre la main à la bourse pour lui fournir des articles très précisément catalogués : deux pigments alligators, deux escargots, deux poissons séchés, deux rats séchés, quatre tonneaux de vin de palme, seize gros ignames, etc. Le choix du bois, le façonnage de la sculpture et les diverses macérations qu'elle doit subir, sa livraison, son paiement sont tout aussi codifiés. Cette étude détaillée, agrémentée de quelques photographies plus anciennes, des années cinquante, nous amène évidemment à nous poser des questions sur la façon dont l'Occident fait désormais le deuil des enfants morts. Il a été grandement déritualisé, et il n'est pas sûr que les parents s'en portent mieux. Mais le livre ouvre aussi sur l'extraordinaire capacité des civilisations africaines à créer du magique, du fantastique, à partir des événements de la vie quotidienne. Un domaine dans lequel nous avons plus ou moins déclaré forfait…


 Charles Flours
29.12.2003