Toutes les couleurs de la RussieMonaco accueille la première grande exposition sur le groupe russe du Valet de carreau. Derrière Larionov et Gontcharova, l'heure de Falk, Lentoulov et Machkov a-t-elle enfin sonné ?
| Ilya Machkov, Autoportrait et portrait de
Piotr Kontchalovsky, 1910, Musée d'Etat
russe, Saint-Pétersbourg |
MONACO. Il faut se dépêcher pour voir cette rare rétrospective : un mois à peine lui est alloué avant que les exigences du Grand Prix automobile de Monaco ne réquisitionnent la salle du quai Antoine Ier. Entre voiliers et grosses cylindrées, à côté de la galerie Malborough, les quelque 80 œuvres présentées auraient pourtant mérité un plus long séjour. D'autant que la collecte a représenté un effort étonnant et sera difficile à rééditer. A côté des apports du Musée Russe ou de la galerie Trétiakov, les cartels montrent en effet la provenance très variée des œuvres : le musée du Tatarstan à Kazan, celui de Iaroslavl, ceux d'Ivanovo, de Kostroma ou encore de Toula. «Cette exposition sera montrée à Saint-Pétersbourg lors des Nuits blanches et elle reviendra ensuite en Allemagne ou en Italie» promettent Vladimir et Ekaterina Semenikhin, collectionneurs des peintres du Valet de Carreau et fondateurs de la Fondation Ekaterina, qui est à l'origine de l'événement. Dans un espace peu commode, au plafond bas, sans aucune lumière naturelle, c'est un véritable déluge chromatique : des bleus, des verts, des rouges, des violets, des jaunes intenses, qui valent bien ceux de Matisse, de Van Gogh, de Cézanne.
| Aristarkh Lentoulov La cathédrale
St Basile, 1913. Galerie nationale
Trétiakov, Moscou |
Les secrets du valet
On connaît la Dame de pique de Pouchkine. Mais pourquoi avoir donné à un groupe d'artistes l'étrange appellation de Valet de carreau ? Dans le jeu de cartes russe, le valet de carreau était généralement muni d'un attribut particulier, la palette du peintre. Pour ces artistes résolument figuratifs, décidés à fondre les motifs traditionnels russes - les habits brodés, le bûcheron, les paysannes, les tables couvertes de tasses à thé, les coupoles en bulbe des cathédrales - et les innovations picturales de Cézanne, des cubistes ou des futuristes italiens, il s'agissait d'un emblème idéal. Plus qu'un groupe théorique organisé, le Valet de carreau s'est distingué comme organisateur d'expositions. De 1910 à 1917, sept ont eu lieu à Saint-Pétersbourg et une à Moscou. Y ont participé des créateurs comme Tatline, Malévitch ou Larionov, qui ont ensuite écrit l'histoire de l'avant-garde abstraite.
Ma femme est une cruche
Au Valet de carreau, on brosse des perspectives à la Cézanne - voir ces Pêches de Kontchalovsky -, on diffracte l'image en facettes comme Boccioni - voir cette Vie d'un grand hôtel de Tatline -, on joue de la polychromie intense des expressionnistes. Mais la forme reste toujours reconnaissable et on lui donne même une opulence appuyée comme dans ces nus aux chairs triomphantes qui scandalisèrent. Cependant, la ressemblance fidèle n'est pas le but recherché, au risque de blesser. «L'exposition du Valet de carreau était en passe d'ouvrir et l'on attendait encore un grand tableau promis par Ilya Machkov, explique l'historien d'art Sarabianov. Il choqua évidemment : Machkov s'y est présenté avec son confrère Kontchalovsky en caleçon, avec des physiques d'athlètes. Dans les médaillons suspendus au mur, les deux épouses, mécontentes du traitement qui leur a été infligé, ont été transformées en vases de fleurs.» Aujourd'hui, Malévitch est l'une des stars des enchères dans le monde, Larionov et Gontcharova ont une réputation établie grâce à leur long séjour parisien. Mais les autres ? Machkov, Lentoulov, Kontchalovsky, Falk ? Très connus en Russie, ces prophètes de la couleur, d'une vie exubérante, méritent désormais une audience plus large. La même qu'ont déjà obtenue le réaliste Répine, les symbolistes Serov et Petrov-Vodkin, ou Bakst et les décorateurs des Ballets russes.
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